Victor Hugo, bouc émissaire ?

Victor_Hugo_001Dans sa lutte contre les classiques, incarnant les tenants du romantisme naissant, Victor Hugo aura été sévèrement attaqué. Lui-même, reprochant le manque de génie créatif de ses contemporains classiques n’écrivit-il pas dans les Contemplations, à propos du poète Campistron : « sur le Racine mort, le Campistron pullule« …

C’est encore dans le recueil des contemplations, mais au numéro VII et sous le titre « réponse à un acte d’accusation« , que le poème évoque la figure du bouc émissaire et, au-delà, le phénomène dans ses finalités et dans la possibilité d’instrumentalisation.

 

Victor Hugo, Les Contemplations (1856), VII. Réponse à un acte d’accusation

 Donc, c’est moi qui suis l’ogre et le bouc émissaire.

Dans ce chaos du siècle où votre cœur se serre,

J’ai foulé le bon goût et l’ancien vers françois

Sous mes pieds, et, hideux, j’ai dit à l’ombre: « Sois! »

Et l’ombre fut. – Voilà votre réquisitoire.

Langue, tragédie, art, dogmes, conservatoire,

Toute cette clarté s’est éteinte, et je suis

Le responsable, et j’ai vidé l’urne des nuits.

De la chute de tout je suis la pioche inepte;

C’est votre point de vue. Eh bien, soit, je l’accepte;

C’est moi que votre prose en colère a choisi;

Vous me criez: Racca; moi, je vous dis: Merci!

Cette marche du temps, qui ne sort d’une église

Que pour entrer dans l’autre, et qui se civilise;

Ces grandes questions d’art et de liberté,

Voyons-les, j’y consens, par le moindre côté,

Et par le petit bout de la lorgnette. En somme,

J’en conviens, oui, je suis cet abominable homme;

Et, quoique, en vérité, je pense avoir commis

D’autres crimes encor que vous avez omis,

Avoir un peu touché les questions obscures,

Avoir sondé les maux, avoir cherché les cures,

De la vieille ânerie insulté les vieux bâts,

Secoué le passé du haut jusques en bas,

Et saccagé le fond tout autant que la forme,

Je me borne à ceci: je suis ce monstre énorme

Je suis le démagogue horrible et débordé,

Et le dévastateur du vieil A B C D;

Causons.

Quand je sortis du collège, du thème,

Des vers latins, farouche, espèce d’enfant blême

Et grave, au front penchant, aux membres appauvris;

Quand, tâchant de comprendre et de juger, j’ouvris

Les yeux sur la nature et sur l’art, l’idiome,

Peuple et noblesse, était l’image du royaume;

La poésie était la monarchie; un mot

Etait un duc et pair, ou n’était qu’un grimaud;

Les syllabes, pas plus que Paris et que Londres,

Ne se mêlaient; ainsi marchent sans se confondre

Piétons et cavaliers traversant le pont Neuf;

La langue était l’Etat avant quatre-vingt-neuf;

Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes;

Les uns, nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes,

Les Méropes, ayant le décorum pour loi,

Et montant à Versaille aux carrosses du roi;

Les autres, tas de gueux, drôles patibulaires,

Habitant les patois; quelques-uns aux galères

Dans l’argot; dévoués à tous le genres bas,

Déchirés en haillons dans les halles; sans bas,

Sans perruque; créés pour la prose et la farce;

Populace du style au fond de l’ombre éparse;

Vilains, rustres, croquants, que Vaugelas leur chef

Dans le bagne Lexique avait marqués d’une F;

N’exprimant que la vie abjecte et familière,

Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pour Molière.

Racine regardait ces marauds de travers;

Si Corneille en trouvait un blotti dans son vers,

Il le gardait, trop grand pour dire: Qu’il s’en aille;

Et Voltaire criait: Corneille s’encanaille

Le bonhomme Corneille, humble, se tenait coi.

Alors, brigand, je vins; je m’écriai: Pourquoi

Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière?

Et sur l’Académie, aïeule et douairière,

Cachant sous ses jupons les tropes effarés,

Et sur les bataillons d’alexandrins carrés,

Je fis souffler un vent révolutionnaire.

Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.

Plus de mot sénateur! plus de mot roturier!

Je fis une tempête au fond de l’encrier,

Et je mêlai, parmi les ombres débordées,

Au peuple noir des mots l’essaim blanc des idées;

Et je dis: Pas de mot où l’idée au vol pur

Ne puisse se poser, tout humide d’azur!

Discours affreux! – Syllepse, hypallage, litote,

Frémirent; je montai sur la borne Aristote,

Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs.

Tous les envahisseurs et tous les ravageurs,

Tous ces tigres, le Huns, les Scythes et les Daces,

N’étaient que des toutous auprès de mes audaces;

Je bondis hors du cercle et brisai le compas.

Je nommai le cochon par son nom; pourquoi pas?

Guichardin a nommé le Borgia! Tacite

Le Vitellius! Fauve, implacable explicite,

J’ôtai du cou du chien stupéfait son collier

D’épithètes; dans l’herbe, à l’ombre du hallier,

Je fis fraterniser la vache et la génisse,

L’une étant Margoton et l’autre Bérénice.

Alors, l’ode, embrassant Rabelais, s’enivra;

Sur le sommet du Pinde on dansait Ça ira;

Les neuf muses, seins nus, chantaient la Carmagnole;

L’emphase frissonna dans sa fraise espagnole;

Jean, l’ânier, épousa la bergère Myrtil.

On entendit un roi dire: « Quelle heure est-il? »

Je massacrai l’albâtre, et la neige, et l’ivoire,

Je retirai le jais de la prunelle noire,

Et j’osai dire au bras: Sois blanc, tout simplement.

Je violai du vers le cadavre fumant;

J’y fis entrer le chiffre; ô terreur! Mithridate

Du siège de Cyzique eût pu citer la date.

Jours d’effroi! les Laïs devinrent des catins.

Force mots, par Restaut peignés tous les matins,

Et de Louis-Quatorze ayant gardé l’allure,

Portaient encor perruque; à cette chevelure

La Révolution, du haut de son beffroi,

Cria: « Transforme! c’est l’heure. Remplis-toi

De l’âme de ces mots que tu tiens prisonnière! »

Et la perruque alors rugit, et fut crinière.

Liberté! c’est ainsi qu’en nos rébellions,

Avec des épagneuls nous fîmes des lions,

Et que, sous l’ouragan maudit que nous soufflâmes,

Toutes sortes de mots se couvrirent de flammes.

J’affichai sur Lhomond des proclamations.

On y lisait: « Il faut que nous en finissions!

Au panier les Bouhours, les Batteux, les Brossettes!

A la pensée humaine ils ont mis les poucettes.

Aux armes, prose et vers! formez vos bataillons!

Voyez où l’on en est: la strophe a des bâillons!

L’ode a les fers aux pieds, le drame est en cellule.

Sur la Racine mort le Campistron pullule! »

Boileau grinça des dents; je lui dis: Ci-devant,

Silence! et je criai dans la foudre et le vent:

Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe!

Et tout quatre-vingt-treize éclata. Sur leur axe,

On vit trembler l’athos, l’ithos et le pathos.

Les matassins, lâchant Pourceaugnac et Cathos,

Poursuivant Dumarsais dans leur hideux bastringue,

Des ondes du Permesse emplirent leur seringue.

La syllabe, enjambant la loi qui la tria,

Le substantif manant, le verbe paria,

Accoururent. On but l’horreur jusqu’à la lie.

On les vit déterrer le songe d’Athalie;

Ils jetèrent au vent le cendres du récit

De Théramène; et l’astre Institut s’obscurcit.

Oui, de l’ancien régime ils ont fait tables rases,

Et j’ai battu des mains, buveur du sang des phrases,

Quand j’ai vu par la strophe écumante et disant

Les choses dans un style énorme et rugissant,

L’Art poétique pris au collet dans la rue,

Et quand j’ai vu, parmi la foule qui se rue,

Pendre, par tous les mots que le bon goût proscrit,

La lettre aristocrate à la lanterne esprit.

Oui, je suis ce Danton! je suis ce Robespierre!

J’ai, contre le mot noble à la longue rapière,

Insurgé le vocable ignoble, son valet,

Et j’ai, sur Dangeau mort, égorgé Richelet.

Oui, c’est vrai, ce sont là quelques-uns de mes crimes.

J’ai pris et démoli la bastille des rimes.

J’ai fait plus: j’ai brisé tous les carcans de fer

Qui liaient le mot peuple, et tiré de l’enfer

Tous les vieux mots damnés, légions sépulcrales;

J’ai de la périphrase écrasé les spirales,

Et mêlé, confondu, nivelé sous le ciel

L’alphabet, sombre tour qui naquit de Babel;

Et je n’ignorais pas que la main courroucée

Qui délivre le mot, délivre la pensée.

L’unité, des efforts de l’homme est l’attribut.

Tout est la même flèche et frappe au même but.

Donc, j’en conviens, voilà, déduits en style honnête,

Plusieurs de mes forfaits, et j’apporte ma tête.

Vous devez être vieux, par conséquent, papa,

Pour la dixième fois j’en fais meâ culpâ.

Oui, si Beauzée est dieu, c’est vrai, je suis athée.

La langue était en ordre, auguste, époussetée,

Fleurs-de-lis d’or, Tristan et Boileau, plafond bleu,

Les quarante fauteuils et le trône au milieu;

Je l’ai troublée, et j’ai, dans ce salon illustre,

Même un peu cassé tout; le mot propre, ce rustre,

N’était que caporal: je l’ai fait colonel;

J’ai fait un jacobin du pronom personnel,

Du participe, esclave à la tête blanchie,

Une hyène, et du verbe une hydre d’anarchie.

Vous tenez le reum confitentem. Tonnez!

J’ai dit à la narine: Eh mais! tu n’es qu’un nez!

J’ai dit au long fruit d’or: Mais tu n’es qu’une poire!

J’ai dit à Vaugelas: Tu n’es qu’une mâchoire!

J’ai dit aux mots: Soyez république! soyez

La fourmilière immense, et travaillez! Croyez,

Aimez, vivez! – J’ai mis tout en branle, et, morose,

J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose.

Et, ce que je faisais, d’autres l’ont fait aussi;

Mieux que moi. Calliope, Euterpe au ton transi,

Polymnie, ont perdu leur gravité postiche.

Nous faisons basculer la balance hémistiche.

C’est vrai, maudissez-nous. Le vers, qui, sur son front

Jadis portait toujours douze plumes en rond,

Et sans cesse sautait sur la double raquette

Qu’on nomme prosodie et qu’on nomme étiquette,

Rompt désormais la règle et trompe le ciseau,

Et s’échappe, volant qui se change en oiseau,

De la cage césure, et fuit vers la ravine,

Et vole dans les cieux, alouette divine.

Tous les mots à présent planent dans la clarté.

Les écrivains ont mis la langue en liberté.

Et, grâce à ces bandits, grâce à ces terroristes,

Le vrai, chassant l’essaim des pédagogues tristes,

L’imagination, tapageuse aux cent voix,

Qui casse des carreaux dans l’esprit des bourgeois;

La poésie au front triple, qui rit, soupire

Et chante; raille et croit; que Plaute et que Shakspeare

Semaient, l’un sur la plebs, et l’autre sur le mob;

Qui verse aux nations la sagesse de Job

Et la raison d’Horace à travers sa démence;

Qu’enivre de l’azur la frénésie immense,

Et qui, folle sacrée aux regards éclatants,

Monte à l’éternité par les degrés du temps,

La muse reparaît, nous reprend, nous ramène,

Se remet à pleurer sur la misère humaine,

Frappe et console, va du zénith au nadir,

Et fait sur tous les fronts reluire et resplendir

Son vol, tourbillon, lyre, ouragan d’étincelles,

Et ses millions d’yeux sur ses millions d’ailes.

Le mouvement complète ainsi son action.

Grâce à toi, progrès saint, la Révolution

Vibre aujourd’hui dans l’air, dans la voix, dans le livre;

Dans le mot palpitant le lecteur la sent vivre;

Elle crie, elle chante, elle enseigne, elle rit.

Sa langue est déliée ainsi que son esprit.

Elle est dans le roman, parlant tout bas aux femmes.

Elle ouvre maintenant deux yeux où sont deux flammes,

L’un sur le citoyen, l’autre sur le penseur.

Elle prend par la main la Liberté, sa sœur,

Et la fait dans tout homme entrer par tous les pores.

Les préjugés, formés, comme les madrépores,

Du sombre entassement des abus sous les temps,

Se dissolvent au choc de tous les mots flottants,

Pleins de sa volonté, de son but, de son âme.

Elle est la prose, elle est vers, elle est le drame;

Elle est l’expression, elle est le sentiment,

Lanterne dans la rue, étoile au firmament.

Elle entre aux profondeurs du langage insondable;

Elle souffle dans l’art, porte-voix formidable;

Et, c’est Dieu qui le veut, après avoir rempli

De ses fiertés le peuple, effacé le vieux pli

Des fronts, et relevé la foule dégradée,

Et s’être faite droit, elle se fait idée!

Paris, janvier 1834

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