Littérature et bouc émissaire

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La figure du bouc émissaire semble être une figure relativement fréquemment convoquée ou revendiquée par la littérature.

Œdipe, aussi bien chez Eschyle, Sophocle, Pierre Corneille ou  André Gide, Joseph K. le héros du procès de Kafka, Le Petit Chose d’Alphonse Daudet, Poil de carotte de Jules Renard, l’élève Törless de Robert Musil, Monsieur Hire dans  » les fiançailles de Monsieur Hire » de Georges Simenon, La Gloire dans l’Arrache-Coeur de Boris Vian … autant de figures, parmi tant d’autres, contextualisées mais intemporelles, plus ou moins connues tendant toutes à démontrer combien ce schéma est universel.

Par exemple encore dans l’œuvre de Marcel Proust (Sodome et Gomorrhe, p.309), ce passage édifiant concernant une figure de l’exclusion, Saniette, à la fois souffre douleur et bouc émissaire :

« Saniette voyait avec joie la conversation prendre un tour si animé. Il pouvait, puisque Brichot parlait tout le temps, garder un silence qui lui éviterait d’être l’objet des brocards de M. et Mme Verdurin. Et devenu plus sensible encore dans sa joie d’être délivré, il avait été attendri d’entendre M. Verdurin, malgré la solennité d’un tel dîner, dire au maître d’hôtel de mettre une carafe d’eau près de M. Saniette qui ne buvait pas autre chose. (Les généraux qui font tuer le plus de soldats tiennent à ce qu’ils soient bien nourris.) Enfin Mme Verdurin avait une fois souri à Saniette. Décidément, c’étaient de bonnes gens. Il ne serait plus torturé. (…)  Mais Brichot était trop heureux de pouvoir donner d’autres étymologies végétales  « Un des Quarante, dit Brichot, a nom Houssaye, ou lieu planté de houx ; dans celui d’un fin diplomate, d’Ormesson, vous retrouvez l’orme, l’ulmus cher à Virgile et qui a donné son nom à la ville d’Ulm ; dans celui de ses collègues, M. de La Boulaye, le bouleau ; M. d’Aunay, l’aune ; M. de Bussière, le buis ; M. Albaret, l’aubier (je me promis de le dire à Céleste) ; M. de Cholet, le chou, et le pommier dans le nom de M. de La Pommeraye, que nous entendîmes conférencier, Saniette, vous en souvient-il, du temps que le bon Porel avait été envoyé aux confins du monde, comme proconsul en Odéonie ? Au nom de Saniette prononcé par Brichot, M. Verdurin lança à sa femme et à Cottard un regard ironique qui démonta le timide. (…)  (…) Saniette, que l’interpellation de Brichot avait effrayé, commençait à respirer, comme quelqu’un qui a peur de l’orage et qui voit que l’éclair n’a été suivi d’aucun bruit de tonnerre, quand il entendit M. Verdurin le questionner, tout en attachant sur lui un regard qui ne lâchait pas le malheureux tant qu’il parlait, de façon à le décontenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de reprendre ses esprits. « Mais vous nous aviez toujours caché que vous fréquentiez les matinées de l’Odéon, Saniette ? » Tremblant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, Saniette répondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimensions qu’il put afin qu’elle eût plus de chance d’échapper aux coups : « Une fois, à la Chercheuse. – Qu’est-ce qu’il dit », hurla M. Verdurin, d’un air à la fois écoeuré et furieux, en fronçant les sourcils comme s’il n’avait pas assez de toute son attention pour comprendre quelque chose d’inintelligible. « D’abord on ne comprend pas ce que vous dites, qu’est-ce que vous avez dans la bouche ? » demanda M. Verdurin de plus en plus violent, et faisant allusion au défaut de prononciation de Saniette. « Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux », dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l’intention insolente de son mari. « J’étais à la Ch…, Che… – Che, che, tâchez de parler clairement, dit M. Verdurin, je ne vous entends même pas. » Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer, et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. « Voyons, ce n’est pas sa faute, dit Mme Verdurin. – Ce n’est pas la mienne non plus, on ne dîne pas en ville quand on ne peut plus articuler. – J’étais à la Chercheuse d’esprit de Favart. – Quoi ? c’est la Chercheuse d’esprit que vous appelez la Chercheuse ? Ah ! c’est magnifique, j’aurais pu chercher cent ans sans trouver », s’écria M. Verdurin qui pourtant aurait jugé du premier coup que quelqu’un n’était pas lettré, artiste, « n’en était pas », s’il l’avait entendu dire le titre complet de certaines oeuvres. Par exemple il fallait dire le Malade, le Bourgeois ; et ceux qui auraient ajouté « imaginaire » ou « gentilhomme » eussent témoigné qu’ils n’étaient pas de la « boutique », de même que, dans un salon, quelqu’un prouve qu’il n’est pas du monde en disant : M. de Montesquiou-Fezensac pour M. de Montesquiou. « Mais ce n’est pas si extraordinaire », dit Saniette essoufflé par l’émotion mais souriant, quoiqu’il n’en eût pas envie. Mme Verdurin éclata : « Oh ! si, s’écria-t-elle en ricanant. Soyez convaincu que personne au monde n’aurait pu deviner qu’il s’agissait de la Chercheuse d’esprit. » M. Verdurin reprit d’une voix douce et s’adressant à la fois à Saniette et à Brichot : « C’est une jolie pièce, d’ailleurs, la Chercheuse d’esprit. » Prononcée sur un ton sérieux, cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace de méchanceté, fit à Saniette autant de bien et excita chez lui autant de gratitude qu’une amabilité. Il ne put proférer une seule parole et garda un silence heureux. Brichot fut plus loquace. « Il est vrai, répondit-il à M. Verdurin, et si on la faisait passer pour l’oeuvre de quelque auteur sarmate ou scandinave, on pourrait poser la candidature de la Chercheuse d’esprit à la situation vacante de chef-d’oeuvre. Mais, soit dit sans manquer de respect aux mânes du gentil Favart, il n’était pas de tempérament ibsénien. (Aussitôt il rougit jusqu’aux oreilles en pensant au philosophe norvégien, lequel avait un air malheureux parce qu’il cherchait en vain à identifier quel végétal pouvait être le buis que Brichot avait cité tout à l’heure à propos de Bussière.) (…) (…) Pour mettre fin au supplice de Saniette, qui me faisait plus de mal qu’à lui, je demandai à Brichot s’il savait ce que signifiait Balbec. (…).

Pour autant, toutes ces figures, et bien d’autres que vous trouvez plus bas, se réfèrent-elles bien aux finalités, au développement du bouc émissaire, comme processus incarné ? En d’autres termes ces figures plus ou moins connues de la littérature sont-elles vraiment des boucs émissaires ? C’est ce que nous allons ici, tenter de voir.

Et ces quelques pages plus ou moins renommées, toutes recommandables d’un point de vue réflexif, permettent, y compris en creux, de bien saisir la richesse, la complexité et la permanence du bouc émissaire… autant d’idées de lectures ou de relectures à explorer dans leur totalité.

 » Mangez-le si vous voulez «  de Jean Teulé