Violences d’aujourd’hui, violence de toujours, René GIRARD

Violences d’aujourd’hui, violence de toujours,

René GIRARD — Antoine DE BAECQUE – Michel WIEVORKA — Semyon GLUZMAN – Paul RICŒUR,

Rencontres internationales de Genève, Tome XXXVII, 1999

L’Age d’Homme.

 

 

Lors des prestigieuses rencontres de Genève, René Girard expose sa théorie puis répond aux questions.

 

Voici le sommaire : c’est, ici, la première partie qui retiendra notre attention.

TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION (Georges NIVAT)
VIOLENCE ET RELIGION
Introduction par Marc Faessler
Conférence de René Girard
Discussion
DE LA VIOLENCE DES IMAGES AUX IMAGES DE LA VIOLENCE : LE CINÉMA DE LA FIN DU MONDE
Introduction par Philippe Burrin
Conférence d’Antoine de Baecque
DÉBAT
:
VIOLENCE DES POUVOIRS AUJOURD’HUI
Introduction de Pierre de Senarclens et d’Olivier Mongin
POUR COMPRENDRE LA VIOLENCE : L’HYPOTHÈSE DU SUJET
Introduction par Jean-Claude Favez
Conférence de Michel Wieviorka
DÉBAT
:
VIOLENCES A GENÈVE
Introduction d’Antoine Maurice
PSYCHIATRIES ET POUVOIR : MINIMISER LE MAL
Introduction par Georges Nivat
Conférence de Semyon Gluzman
DÉBAT
:
LES CORPS VIOLENTÉS
Introduction de Michel Porret
LE MAL QUE L’HOMME FAIT A L’HOMME : DONNER LA MORT
Introduction par Jean Starobinski
Conférence de Paul Ricœur
Dans l’introduction Marc Faessler écrit :  » Car parmi les aspects de la violence que nous désirons aborder, il en est un dont la paradoxale résurgence nous laisse aujourd’hui démunis et inquiets, c’est le lien qui, au travers de fanatismes de toutes sortes,  semble se renouer — mais peut-être ne s’est-il jamais dissous ? — entre religion et violence. Or l’analyse de ce qui, de manière insue ou méconnue, lie le sacré à la violence, est au cœur même de l’œuvre novatrice et stimulante de René Girard. »
Il poursuit : « Nous pensons généralement que la violence renoue en nous avec un instinct ou des pulsions d’agressivité. René Girard déplace la source principale de la violence entre humains vers le désir mimétique rivalitaire. De ne point savoir ce qu’il veut, le désir prend modèle sur ce qu’un tiers lui désigne comme désirable mais en lui faisant obstacle, ce qui entraîne les rivaux dans la crise d’un emballement mimétique qui peut conduire jusqu’au meurtre. L’origine de la violence réelle serait là. »
Juste après, il ajoute :  » Nous considérons facilement que la violence dont parlent les mythes religieux ou les rituels sacrificiels sont des métaphores de nos projections humaines. René Girard ramène ces métaphores à la réalité originelle et sanglante d’expulsions victimaires collectives qui, par le truchement du tous-contre-un, ont momentanément apaisé dans une communauté une crise rivalitaire déstructurante — ce que les rituels vont rejouer substitutivement en recouvrant d’une chape de méconnaissance le processus fondateur. L’insu de la violence réelle au fondement caché de toute mythologie, de toute « culture », serait là, embusqué et toujours prêt à refaire surface. »
Avant de conclure, il écrit :  » L’ensemble forme un plaidoyer puissant pour que nous réabordions, au secret de la réciprocité humaine, à ce qui perd ou sauve l’humain. »

René Girard y écrit : « Dans les mythes dits fondateurs, et les récits d’origine, tout commence, en règle générale, par une violence si extrême qu’elle décompose la communauté ou l’empêche de se fonder. Sur ce fond, une forme spécifique surgit, la violence de tous contre un. Elle n’a de nom dans aucune langue. Mais les Américains lui en ont donné un auquel il faut bien recourir, lynching, lynchage.

Dans le culte de Dionysos, le lynchage est partout. Tous les épisodes du cycle culminent dans la ruée d’une foule qui déchire et déchiquette une victime avec ses mains, avec ses ongles, avec ses dents et souvent, la dévore vivante. Les rites dionysiaques sont la reproduction de ce lynchage sur des animaux assez petits pour que les fidèles puissent les tuer et les manger.

Il continue : « Dans les mythes du monde entier, on trouve des transpositions animales du lynchage. C’est toujours à une espèce zoologique localement dominante qu’est confié le rôle des lyncheurs, à une espèce qui est ou paraît capable de lynchage. On a des bisons lyncheurs en Amérique, des kangourous en Australie. On a des buffles, des loups, des chiens, des vautours, etc. La Grèce également a ses transpositions animales, les chevaux d’Hyppolite, les chiens d’Actéon, etc. »

Il poursuit : Si j’ai raison, le lynchage doit se trouver aussi dans les Écritures judaïques et chrétiennes. Et effectivement il s’y  trouve. C’est même là qu’il est représenté le plus soigneusement, le plus exactement. Dans les Psaumes, le narrateur est souvent un individu solitaire, terrifié par une foule hostile qui l’encercle et s’apprête à le lyncher. Dans le livre de Job, l’entretien du héros avec ses prétendus amis se déroule, lui aussi, sous la menace du lynchage. La communauté, longtemps subjuguée par Job, s’est  brusquement retournée contre son idole. Elle s’efforce de convaincre le malheureux, par l’intermédiaire de ses « amis », que s’il se fait lyncher, il l’aura certainement mérité. Pour la foule, le lynchage est jugement de Dieu, il est Dieu lui-même.
Beaucoup de prophètes sont également menacés de lynchage, aux mains de foules irritées de se voir critiquées pour leur insouciante immoralité à l’heure du péril. L’expression suprême de cette hostilité populaire, c’est le lynchage minutieusement  décrit d’un prophète tendre et faible, ennemi de toute violence, le Serviteur de Yahvé. »
Il s’arrête sur le lynchage :  » Violences d’aujourd’hui, violence de toujours faire, je pense, c’est de rompre le silence qui entoure le lynchage. Il y a trente ans que je m’y emploie. La réprobation que cela me vaut ne va pas jusqu’au lynchage, certes, mais elle est assez intense pour me persuader que la censure préconisée par Platon reste un impératif de la culture actuelle.

Le lynchage est le moment central d’une séquence qui en comporte au moins trois : 1) une crise violente ou une catastrophe quelconque détruisent la communauté ou l’empêchent de se fonder ; 2) le lynchage ramène la paix ; 3) la communauté se met ou se remet à fonctionner. »

Il s’attarde sur le cas de Jésus, son arrestation, sa Passion :  » L’arrestation de Jésus déclenche en somme un phénomène de foule, un emballement mimétique, une contagion si forte que personne n’y échappe. Le mimétisme de rivalité qui, tout de suite auparavant, divisait et désagrégeait la communauté fait place brusquement à un mimétisme cumulatif qui rassemble et ressoude contre le seul Jésus tous ceux qui naguère étaient divisés. »

L’emballement mimétique, est au cœur de la réflexion :  » Lorsqu’une communauté pacifiée par un emballement mimétique se sent à nouveau menacée par la discorde, elle va chercher dans l’événement qui l’a jadis tirée d’affaire le modèle d’un remède contre toute violence future. Le sacrifice consiste à substituer une nouvelle victime à la victime originelle et à l’immoler au nom de cette divinité, dans l’espoir de réactiver l’effet réconciliateur. Beaucoup de sacrifices sont aussi des lynchages, mais des lynchages prémédités, recopiés sur un premier lynchage spontanément réconciliateur. »

La victime aussi : « La signification moderne de bouc émissaire met l’accent sur l’innocence de la victime, autrement dit sur  l’absurdité du mimétisme transférentiel, que le rite ne pourrait pas reconnaître sans se détruire lui-même en tant que rite. »

Il existe de notables différences entre les victimes dans les mythes et la Bible : « La réhabilitation biblique des boucs émissaires commence avec le premier meurtre de l’histoire humaine, celui d’Abel. Si nous comparons ce récit au mythe fondateur de Rome, nous constatons que la différence judéo-chrétienne est déjà là.
Dans le mythe romain, le bouc émissaire, Remus, passe pour coupable de transgresser la loi formulée par son jumeau, Romulus, lequel, en sa qualité de fondateur officiel de la cité, a forcément raison de tuer Remus. Ce qui fait de Romulus un fondateur irréprochable, toutefois, c’est le simple fait d’avoir tué son frère le premier, avant que l’inverse ne se produise.
                    Dans l’histoire de Caïn et Abel, les faits sont presque identiques et les résultats aussi puisque son meurtre fait de Caïn le fondateur de la première culture humaine. Tout est pareil sauf le jugement de Dieu qui condamne le meurtrier en tant que meurtrier. La Bible discrédite les décrets de la violence triomphante, toujours légitimés par les mythes. Aucun mythe n’a jamais  posé au(x) meurtrier(s) triomphant(s) la question que le Dieu biblique pose à Caïn : qu’as-tu fait de ton frère ?

 

Le texte complet : ici