Violence sociale, violence religieuse

un article de Girard René, « Violence sociale, violence religieuse », Pardès 1/2002 (N° 32-33) , p. 163-172

Violence sociale, violence religieuse est un article très important car il recense les différents sens du terme bouc émissaire. Il est à lire, en miroir, avec « la pierre rejetée des bâtisseurs« , publié en 2005 dans la revue Théologiques.

Couverture de la revue Pardès intitulée La Bible et l'Autre

Dans la livraison de cette revue, de nombreux textes remarquables sur le bouc émissaire.

Le texte commence par ceci : « La notion de « Bouc émissaire » revêt pour moi un double sens. Il y a tout d’abord un sens rituel, sur lequel je ne m’attarderai pas, car nous connaissons tous le rite du Lévitique (chap. xvi) et les opinions sur ce sujet divergent fortement. Le second sens, aujourd’hui aussi mal vu que démodé, voire trompeur par certains côtés, est le plus important. C’est le grand ethnologue anglais Frazer, qui le forge en utilisant l’expression « bouc émissaire » pour désigner, dans n’importe quelle culture, tous les rites y ressemblant selon lui : les rites d’expulsion des péchés, des mauvais esprits, de toutes les forces mauvaises qui reviennent périodiquement dans les communautés humaines. Comme pour tout rite, Frazer constate sa périodicité. La principale description de ces rites constitue une partie du Rameau d’or, intitulée « Le bouc émissaire », qui a fait l’objet d’une édition à part en traduction française sous forme d’un volume que l’on trouve peut-être encore en librairie. Certes, la catégorie qu’introduit là Frazer n’est pas nette, on peut discuter le choix des rites qu’il y rassemble ; je crois cependant qu’il voit quelque chose de très important : le rite comme expulsion, comme rejet à l’extérieur de la communauté de quelque chose qu’il n’est pas question de conserver à l’intérieur. L’idée d’un fardeau que l’on rejette sur quelqu’un, émise ici même par Mme Mary Douglas, est très importante chez Frazer. Outre des hommes, comme dans le rite du pharmakos grec qu’il tient pour un rite de bouc émissaire, il applique cette notion à des animaux comme, bien entendu, le bouc du Lévitique, voire à des objets matériels. Par exemple, le couteau qu’on jetait dans la rivière à la fin des buffonia, après qu’il avait servi à un sacrifice discutable comme tout sacrifice, et dont on peut dire qu’il s’agit d’un couteau émissaire que l’on rejette. Cette idée d’un fardeau dont on se déchargerait est assez problématique à mon sens. J’ai l’impression que Frazer subit un peu l’influence des sermons de l’Église protestante de son temps évoquant un burden, un fardeau difficile à porter. »

Et se termine par ceci : « Nous nous trouvons là encore dans le domaine de la victime faussement accusée et réhabilitée. Mais ici s’affirme l’originalité prodigieuse, l’unicité de la tradition judéo-chrétienne, différente de la veine mythologique tant admirée par nos humanistes esthétisants. La tradition biblique nie ce système culturel et si l’univers où nous sommes aujourd’hui nous paraît incompréhensible, c’est faute de voir qu’il est en quelque sorte miné, rongé par cette vérité biblique qu’il ne reconnaît pas. »

Il y écrit notamment ce qui, pour nous, est essentiel : « Néanmoins, ma conviction profonde – que je n’aurai pas ici le temps de développer, je l’ai fait dans tous mes livres – et légèrement contraire à ce que nous venons d’entendre, est que l’utilisation vulgaire et habituelle que nous faisons du bouc émissaire dans nos propos, même si elle est fausse dans ses modalités est juste dans son principe. Nous vivons dans un monde où les individus, et surtout les groupes, ont tendance à se choisir des adversaires. Pourquoi les groupes ? Car lorsqu’on peut s’appuyer sur les autres, rien n’est plus facile à imiter, rien n’est plus contagieux que la violence. Par conséquent, plus un bouc émissaire a d’adversaires, plus il tend à en avoir. Nous avons toujours propension, dans une crise, à chercher un ou des responsables. C’est la tendance naturelle à l’homme, une certaine forme d’anthropomorphisme partout répandue dans notre monde. »

 

Le texte complet : ici