Le bouc émissaire, un processus en sept étapes…

Vous pouvez tout utiliser, reproduire, télécharger sous réserve de citer expressément vos sources, c’est à dire son adresse Internet et son auteur (Rémi Casanova).

Le bouc émissaire, un processus en sept étapes…

Rappelons, avant de commencer cette approche processuelle, deux choses :

a) Le bouc émissaire est un processus de réconciliation collective momentanée fondé sur la substitution et l’exclusion.

b) Le phénomène du bouc émissaire permet la pérennisation d’un groupe par l’exclusion d’un de ses membres, celui qui est désigné comme le bouc émissaire afin de préserver les tabous du groupe et de se préserver des conséquences néfastes de la quasi inévitable rivalité mimétique.

I)  Le bouc émissaire selon son déroulement

Comme nous le voyons ailleurs sur ce site, il est possible d’appréhender le phénomène du bouc émissaire par ses manifestations (les signes victimaires, les accusations, etc.) ou les problématiques qu’il soulève (les antagonismes réels, les tabous, la rivalité etc.) . Il est également possible, parfois plus aisé, de le comprendre par son déroulement. En effet, en le décrivant selon un certains nombre d’étapes, -sept étapes selon nous-, on en comprend les mécanismes et même les enjeux. Et de fait, nous retrouvons manifestations et problématiques que nous venons d’évoquer.

Dans son ouvrage le bouc émissaire, René Girard expose les grandes étapes et problématiques du groupe social : « de vastes couches sociales se trouvent aux prises avec des fléaux aussi terrifiants que la peste ou parfois avec des difficultés visibles. Grâce aux mécanismes persécuteurs, l’angoisse et les frustrations collectives trouvent un assouvissement vicaire sur des victimes qui font aisément l’union contre elles, en vertu de leur appartenance à des minorités mal intégrées, etc.. » [1].

Selon l’auteur, quatre grandes étapes se détachent :

a) une étape d’indifférenciation, d’une certaine confusion, où les éléments de la crise se réunissent
b) une étape pendant laquelle les problèmes surgissent, sous forme de symptômes, et la crise se manifeste… en parallèle, émergent de coupables potentiels, en lien direct ou totalement éloignés des symptômes
c) vient la mise à mort réelle ou symbolique (avec ou sans renaissance)
d) une étape de réconciliation, avec un ordre nouveau ou la restauration de l’ordre ancien qui se met en place.

Dit autrement, les quatre étapes deviennent celles-ci :

1) étape de la rivalité spécifiée (repérable),
2) étape de constitution d’une foule en même temps qu’émergence de figures du bouc émissaire,
3) étape de mise à mort symbolique ou réelle,
4) étape de reconstitution du culturel et du social (de la différenciation), renaissance des rivalités mimétiques.

On remarque aisément qu’en passant d’une perte de la différenciation à une reconstitution de la différenciation, le phénomène passe d’un espace où le chaos règne à un espace où l’organisation, le cosmos pourrait-on dire, lui succède. Mais on remarque également que le cosmos, par essence, n’est qu’une étape et qu’il permet sinon contient en germe les conditions de la renaissance des antagonismes, rivalités mimétiques et indifférenciation. Alors, le phénomène du bouc émissaire peut être vécu comme un phénomène cyclique.

Et en s’arrêtant plus finement sur le processus mécanique considéré comme cyclique, on repère sept étapes.

II)  Les sept étapes et quelques pistes de réponses. 

Le bouc émissaire en sept étapes selon Rémi Casanova       powerpoint bouc émissaire Rémi Casanova2 

En lisant les propos précédents, on a compris que les phases se succèdent, immanquablement, mais que la durée de chaque phase ne peut être pré déterminée. Et c’est heureux ! Car c’est ici que se montre de la façon la plus vigoureuse la détermination des acteurs, quels que soient leurs places hiérarchiques et fonctionnelles, de lutter contre les effets délétères du phénomène. Les réponses apportées tendront, par leur efficacité plus ou moins grande, à allonger ou raccourcir la durée de chaque phase dans des dynamiques non linéaires. Et puisque le phénomène est mécanique, elles permettront même, à l’image d’une boîte de vitesses automobile, de rétrograder et de revenir à une étape antérieure.

Voici donc les étapes. Elles sont accompagnées de quelques ébauches d’actions et postures qui permettent de retarder, freiner, réorienter les forces destructrices. Ces pistes d’actions, nos réponses et solutions au phénomène du bouc émissaire, sont développées ailleurs dans ce site. Pour des raisons quantitatives, dans le cadre de cette contribution, nous ne pouvons que les explorer.

Voir une vidéo sur les sept étapes

sept étapes

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Première phase : la phase apaisée

C’est le moment où rien n’apparaît, sinon la vie ordinaire, ici suffisamment calme et pacifiée du groupe considéré pour ne pas le bouleverser. C’est le moment qui va de la constitution du groupe, y compris imaginée et imaginaire (avant la rencontre réelle), à l’apparition de problèmes inhérents à la vie des groupes (cohabitation au sein du groupe et mise en œuvre des missions, buts, fonctions du groupe).

Pendant cette phase apaisée, chacun est à sa place, celle qui lui est prescrite par l’organisation interne. Chacun l’accepte, avec plus ou moins d’entrain, pendant un laps de temps plus ou moins long (certains groupes dysfonctionnent dès leur constitution, certains membres du groupe se rebellent ou l’empêchent de fonctionner dès leur arrivée au sein du groupe). On accepte d’autant mieux sa place qu’on la choisit ; on l’accepte d’autant moins qu’elle nous est assignée. Si la distorsion entre le prescrit et le réel n’est pas trop importante, si le réel est plus gratifiant que le prescrit, si la distorsion n’est pas trop douloureuse à accepter voire à assumer, si elle peut être régulée, la phase apaisée phase peut durer très  longtemps : le groupe est en effet extrêmement sain car il prévient et/ou anticipe les phénomènes au point de les rendre suffisamment inconséquents pour poursuivre un cheminement suffisamment serein. Chacun, à sa place, se satisfait ou se contente de sa place car il a trouvé une juste place, une place qui lui convient.

Cette phase, lorsqu’elle s’étend dans la longue durée et du fait qu’elle ne laisse rien paraître d’antagonismes ou de dysfonctionnements délétères pourrait faire dire que le bouc émissaire n’existe pas. Certes, il n’apparaît pas dans ses manifestations attendues (sous la forme de la « crise ») et encore moins sous la forme d’une incarnation. Pourtant, si la figure du bouc émissaire n’émerge pas, si elle n’est même pas encore identifiable, le phénomène est à l’œuvre, selon le processus mécanique décrit ailleurs sur ce site.

Que se passe-t-il donc ? C’est simple : chacun, tout au long des activités ordinaires de la vie du groupe, repère chez chacun les signes qui le constituent voire qui le distinguent des autres. Ce moment apaisé est donc celui du repérage des signes distinctifs de chacun. Il n’est pas encore, ou très peu, celui de l’attribution de signes victimaires. En d’autres termes, on repère sans juger.

Que repère-t-on ? Les signes et les écarts. Et comme ces signes et ces écarts ne semblent pas perturber la vie du groupe dans son fonctionnement, on leur attribue peu de vertus et encore moins de vices.

Les signes sont d’ordres multiples. On peut considérer que le repérage, déjà, n’est pas neutre et que l’on repère ce qui potentiellement est signifiant chez nous. On remarque ce qui attire notre regard, ce qui nous saute aux yeux, ce qui qui plus tard deviendra du positif ou du négatif. Certains ont même pu dire qu’on remarque la paille dans l’œil de son voisin …

Quoi qu’il en soit, on repèrera des éléments factuels mais aussi plus subjectifs : la construction imaginaire est à l’œuvre dès ces premiers instants. Ainsi, à côté de signes distinctifs qui semblent évidents – mais qui ne le sont pas systématiquement pour autant-  et que parfois on ne remarque pas tels le genre, le statut hiérarchique, la fonction institutionnelle, l’appartenance sociale, culturelle ou cultuelle etc., des éléments plus aléatoires, plus relatifs, plus personnels vont également s’imposer : untel a de l’humour, est colérique, irascible, sent bon ou mauvais … autant de traits de caractère, de traits constitutifs des personnes qui marquent les uns et pas les autres. Surtout, ce sont autant de traits qui, en cette phase apaisée, restent sinon totalement neutres, sans force délétère suffisante pour stigmatiser les personnes qui en sont porteuses.

A ce moment, la pédagogie de la prévention du phénomène du bouc émissaire en institution prend tout son sens. Entendons le terme pédagogie au sens étymologique du terme, i.e. d’accompagnement du mécanisme, mais aussi de l’institution. C’est le niveau 1 de la prévention, celui où l’on s’assure que les interdits fondateurs sont respectés d’une part, que la crise mimétique n’est favorisée d’autre part ? Concernant les premiers, on s’assurera que l’interdit du meurtre réel et symbolique, l’interdit de l’inceste et celui du parasitage sont respectés. En d’autres termes, on s’assurera que chacun peut exercer la mission pour laquelle il est là, que l’entre « l’entre soi » systématique n’est pas la seule façon de fonctionner, que l’ouverture « raisonnée » aux autres est assurée et que chacun, dans une saine division sociale du travail à partir de la définition des rôles, places et fonctions, contribue à l’œuvre collective. Pour la seconde, on veillera à ce que l’organisation du travail et les postures individuelles favorisent l’alliance et l’émulation plutôt que la rivalité et la concurrence. On sait en effet que plus le rapport nombre de rivaux / réalité de l’objet du désir mimétique est élevé, plus le phénomène se développera aisément. Concrètement, il s’agira de faire en sorte que chacun ait une place juste, reconnue et satisfaisante dans l’institution. On le voit, les 4 R de la Réussite (Repères – Responsabilisation – Reconnaissance – Respect), jouent pleinement leur rôle dans cette phase. Enfin, et nous arrêterons les réponses par ailleurs développées, c’est le moment où chacun doit repérer l’écart entre les signes distinctifs dont il est porteur avec les signes distinctifs attendus. Élément de la plus grande importance car l’écart, dans les phase suivante, risque de se creuser et aller jusqu’à l’incompatibilité.

Deuxième phase : l’apparition des obstacles

la phase d’apparition des obstacles, des problèmes réels ou imaginaires. Ce moment là est capital parce qu’il indique si l’institution est en éveil, si elle perçoit les bas bruits, si elle comprend les enjeux au-delà des apparences.

Toute vie de groupe est confrontée plus ou moins rapidement, plus ou moins profondément, plus ou moins fréquemment à des difficultés. Ces difficultés sont liées d’une part à la raison officielle pour laquelle les personnes sont groupées (difficulté à remplir la mission institutionnelle, à réaliser les objectifs fixés etc.), d’autre part aux phénomènes intrinsèques à la proximité dans les groupes (c’est le relationnel, le psycho et le socio-affectif, l’autorité etc.). Par ailleurs et sur cette base, tout  groupe développant ses modes de fonctionnement, ses habitus, ses valeurs, développe en corollaire des antagonismes réels, des tabous. Liés aux questions essentielles, profondes, archaïques et sensibles, celles qui touchent aux valeurs, à l’identité et à l’existence du groupe, les tabous sont ceux avec lesquels le bouc émissaire permettra d’éviter la confrontation.

Sauf à être vigilant et réactif, ces difficultés vont augmenter avec le temps, en fréquence et en gravité. Superficielles ou profondes, réelles ou imaginaires, conjoncturelles ou structurelles, accidentelles ou habituelles, elles vont contribuer à transformer les signes distinctifs des acteurs du groupe en signes victimaires. Rappelons que les acteurs d’un groupe sont à considérer dans une perspective systémique. Les acteurs sont alors autant des personnes (avec des statuts, des fonctions, des rôles) que des acteurs institutionnels (une banque, une tutelle, un associé…) que des services participant du système (les Ressources Humaines, la communication, la gouvernance…), voire des fonctions au sein du système (l’accueil, la formation, l’insertion, la restauration…). Les difficultés ne vont pas s’arrêter avec le passage à l’étape suivante, mais elles vont se diluer en investissement dans la poursuite du phénomène, à travers la recherche du bouc émissaire.

Les difficultés et les obstacles sont la base de la construction du bouc émissaire en tant que figure incarnée. En effet, à travers les obstacles et la façon de les surmonter plus ou moins efficacement, avec plus ou moins de souffrance, les membres du groupe attribuent ce degré d’efficacité, cette souffrance, la réussite ou l’échec à soi-même certes, mais aussi à son environnement. C’est là que l’estime de soi s’étiole ou se renforce lorsque l’attribution des résultats est interne et que les signes distinctifs deviennent positifs ou négatifs lorsqu’elle est externe. Petit à petit, parallèlement ou se substituant à la réflexion sur les obstacles qui se posent au groupe, chacun des membres du groupe va considérer les autres membres comme des facilitateurs du travail, ou au contraire des empêcheurs. Cette distinction peut s’opérer brutalement ou au contraire très finement, tout en nuances, par petites touches à travers des épreuves relativement mineures que traverse le groupe. Elle procède in fine  d’une catégorisation qui tient de la confiance ou de la défiance, de l’alliance ou de l’évitement, pouvant aller jusqu’à la distinction entre ceux qui sont utiles et ceux qui sont nuisibles, ceux considérés comme des amis ou ceux qui deviennent des ennemis, sur la base de critères construits plus ou moins rationnellement : à des indicateurs objectifs (mais à vérifier) du type « il arrive en retard » ; « il ne prend pas la parole » ou au contraire « il la ramène tout le temps », se joignent des critères moins nets « il n’est pas intervenu pour m’aider lorsque j’en avais besoin » et d’autres parfaitement tendancieux « c’est parce qu’il est anorexique », « c’est parce que c’est une femme », « c’est parce qu’il vieux » etc.. Tous ces signes, tous sans exception, méritent d’être déconstruits.

Gardons à l’esprit que cette attribution de la réussite ou de l’échec à des signes distinctifs se développe à l’épreuve de la réalité de la vie des groupes : même lorsque les faits serviront de prétexte dans une mauvaise foi ou un aveuglement plus ou moins volontaire, c’est bien sur la base d’événements, y compris construits ou imaginés, que les signes distinctifs neutres, positifs ou négatifs sont édifiés. La part de l’imaginaire, dans une tentative de rationalisation et d’objectivation du processus de réussite ou d’échec des épreuves opère quitte à sombrer dans l’irrationnel et le subjectif.

Alors il s’agira, comme nous le développons ailleurs, de prendre la mesure des difficultés et de dépasser ou contourner les obstacles tout en tentant de comprendre ce qui se joue au-delà de ce qui est manifesté. Mais il conviendra aussi de faire en sorte que les problèmes rencontrés soient conjoncturels, accidentels et dépassables et non structurels, habituels et infranchissables. L’anticipation, la réactivité, la juste perception des choses avant qu’elles ne dégénèrent jouent ici un grand rôle. On se situe au deuxième niveau de la prévention du phénomène lorsque des signaux apparaissent et que l’institution s’en saisit pour le freiner voire, si elle peut agir efficacement, retourner à la phase précédente.

Troisième phase : la recherche d’une victime émissaire

A ce moment, le phénomène est sérieusement enclenché au point qu’une partie de la vie du groupe consiste à chercher, chez l’autre (c’est à dire en interne et en externe, dans des configurations systémiques plus ou moins élargies), à partir de sujets de discorde, des objets de reproches. Le signe distinctif, non seulement devient de plus en plus nettement signe victimaire, mais il a tendance à se démultiplier. D’une part le signe victimaire devient de plus plus en plus net, fort, intense. D’autre part un signe victimaire ne suffisant pas à désigner une victime émissaire, il en faut plusieurs… et plusieurs se développent.

La phase de recherche d’une victime émissaire est ainsi le double moment de la stigmatisation accrue en force et en nombre. C’est bien le moment où le repérage puis l’énumération des signes distinctifs sont autant d’éléments et de sources potentiels de victimisation. La question de la force est essentielle car, sur cette base, se fonde la force de l’accusation qui tendra à résister aux tentatives de défenses de l’accusé. La question du nombre est également essentielle : nombre d’objets d’accusations et nombre d’accusateurs. Plus la vie du groupe du groupe avance dans le temps mais aussi dans dans l’intensité de ce qui se vit, plus elle offre de possibilités réelles ou imaginaires d’objets de discussion, de réflexion, autant de supports d’investissement professionnels ou affectifs. Ces objets, ces supports sont prétextes parfois légitimes à trouver de nouvelles catégories de reproches potentiels. Alors, le nombre de signes victimaires augmente. Le nombre d’accusateurs augmente également, jusqu’à atteindre le paroxysme théorique du « tous contre tous », du « tous sur tout », indicateur de l’explosion imminente du groupe.

C’est parce que les signes ne se concentrent pas forcément suffisamment sur la même victime, c’est parce que les accusateurs ne sont pas suffisamment nombreux, que la phase de recherche du bouc émissaire peut être longue. Tant qu’une figure du bouc émissaire ne focalise pas sur elle suffisamment de reproches de la part de suffisamment de personnes, alors la  phase de recherche se poursuit. Et la recherche passe, en fonction des événements de la vie du groupe d’une figure potentielle à l’autre. Cette phase est une phase d’exploration, d’expérimentation des figures potentielles du bouc émissaire.

Ainsi, la recherche tend à focaliser puis s’arrêter plus ou moins longuement sur celui (pas forcément une personne) qui reçoit une violence suffisamment forte et unanime. Cet arrêt est plus ou moins long, car il est le temps de l’expérimentation, la question se réduisant à sa plus simple expression : « est-ce que celui-là fera un bon bouc émissaire ? », c’est à dire est-ce qu’il attirera sur lui une violence suffisamment forte et unanime qui permettra la réconciliation du groupe en évitant d’aborder les antagonismes réels et les tabous du groupe ?

Comme nous le voyons, le processus est en marche et il s’agit à ce moment, comme nous le montrons ailleurs sur ce blog, de le freiner ou de le détourner. Il est encore temps, souvent, de montrer que le signe distinctif d’une personne peut être un signe neutre voire valorisé et que c’est souvent une question de point de vue que de décider, à un moment d’en faire un signe distinctif négatif[2]. Alors puisqu’il s’agit de chercher une victime, il conviendra de rendre cette recherche difficile voire vaine, de placer des leurres, de briser les dynamiques en montrant les complémentarités et les qualités des personnes, de relancer la recherche sur d’autres pistes lorsqu’elle semble aboutir.

Quatrième phase : la désignation du bouc émissaire

C’est le moment où un élément du système concentre sur lui une force victimaire suffisamment unanime, au point où il peut être désigné comme le problème du groupe. Lors de l’étape précédente, nous avons vu que ce problème est protéiforme ; nous avons vu qu’il est également d’intensité diverse. Il n’empêche, à ce moment de la vie du groupe, il est « le » problème. Et généralement, son exclusion sera la solution au problème. Si l’exclusion n’est que rarement explicitement envisagée à ce moment, elle est en germe et bien souvent contenue dans les reproches émis à l’encontre de la victime.

La phase de recherche, autant que celle de désignation s’effectue à tous les moments de la vie du groupe : des réunions instituées au temps extra professionnels (la vie extérieure au groupe, lorsqu’on pense et repense à ce que l’on vit et ce qui se passe dans le groupe) en passant par les activités du groupe (celles qui constituent la raison d’être du groupe), tous les moments institutionnels ou non, institués ou non construisent la figure désignée du bouc émissaire. De même tous les espaces, institutionnels ou non, institués ou non construisent également, dans le secret de la réflexion, de l’inconscient et l’imaginaire individuels (chez soi, en dehors des espaces investis par le groupe) autant que dans les espaces collectifs réservés au groupe (des salles de réunions aux couloirs, aux toilettes et à la machine à café en passant par les bureaux), tous les espaces sont possiblement des lieux de construction et de désignation du bouc émissaire. C’est un moment voire le moment d’une des substittions les plus importantes du mécanisme car comme l’écrit René Girard : « Là ou quelques instants plus tôt il y avait mille conflits particuliers, mille couples de frères ennemis isolés les uns des autres, il y a de nouveau une communauté, tout entière unie dans la haine que lui inspire un de ses membres seulement. Toutes les rancunes éparpillées sur mille individus différents, toutes les haines divergentes, vont désormais converger vers un individu unique, la « victime émissaire » » (La Violence et le sacré, 1972).

C’est pourquoi le moment de la désignation nécessite une large tribune, un haut parleur, une voix puissante et une forte visibilité. L’acte de désignation va de pair avec un acte d’accusation plus ou plus subtil. La dimension accusatoire est consubstantielle à la désignation. Généralement elle est à la fois large et précise : large pour pouvoir provoquer l’adhésion et entraîner à sa suite d’autres accusateurs, notamment les plus décidés ; précise pour pouvoir crédibiliser l’accusation, entraîner à sa suite d’autres accusateurs moins décidés et surtout neutraliser d’éventuels opposants à l’accusation. La neutralisation d’opposants éventuels va de pair avec la force accusatoire : plus cette force est vigoureuse et moins les opposants osent prendre la défense de l’accusé.

Aventurons nous un tout petit peu plus loin : la phase de désignation montre une concertation plus ou moins objective, plus ou moins consciente, plus ou moins organisée des accusateurs. Et l’on peut assister aussi bien à des campagnes orchestrées d’accusation et de désignation de boucs émissaires qu’à des désignations parcellaires, désarticulées, désorganisées, morcelées.

Le premier cas engage directement à la phase suivante, celle de l’emballement mimétique, en déclenchant de façon parfois très cohérente la désignation. La seconde, si elle est plus aléatoire n’est néanmoins rendue possible que parce que les regards puis les ressentiments, de divers ordres, convergent : les apparences physiques vont par exemple rejoindre les appartenances symboliques ou culturelles, les fonctions statutaires vont s’agréger aux places spatiales pour petit à petit, chez suffisamment de personnes et de façon suffisamment forte faire d’un élément du système, le bouc émissaire.

Il faut alors bien comprendre que pour l’accusateur, les signes distinctifs devenus victimaires sont réels et existants, même s’ils sont fondés sur un jugement fallacieux, erronés ou pervers. C’est d’ailleurs ce qui est délicat car le reproche devient légitime pour l’accusateur et ceux qui le suivent dès lors qu’il a décidé de lui accorder cette légitimité. Il est parfois heureusement possible à ce moment de déconstruire, pour le reste du groupe cette pseudo-légitimité. Il est également possible de créer des diversions sur des objets extérieurs au groupe. De la même façon, au début de cette phase, il est possible de revaloriser la victime notamment en appliquant le concept d’intégration à rebours sur lequel nous reviendrons. Ailleurs, nous développons ces idées… ajoutons celle qui consiste à travailler à la minimisation des signes victimaires, soit en nombre, soit en force de façon à diminuer l’unanimité et faire en sorte que la force, devenue insuffisante, empêche la possibilité d’un emballement.

Cinquième phase : l’emballement mimétique

Cette phase correspond au moment où, de façon plus ou moins ritualisé, une fois la désignation effectuée, les accusations se font de plus en plus pressantes, de plus en plus violentes. A ce moment, celui qui lance la première pierre déculpabilise le reste du groupe qui s’engouffre dans la voie ainsi tracée, de plus en vite, en se posant de moins en moins de questions, autant happé par la dynamique que par les ressentiments réels. Le groupe devient une foule dans une indifférenciation quasi-totale, dans une logique où les différences liées à la nature du ressentiment s’estompent au profit du ressentiment lui-même. Paradoxalement peut-être, nous parlons de l’emballement mimétique fédérateur au moment où le groupe devenu foule se rassemble sur cet informe chaos. C’est justement parce que les choses s’emballent, qu’il s’agit de rompre avec cette logique d’accélération et introduire des circuits courts.   Il s’agit aussi de rompre avec le mimétisme en montrant les incohérences d’alliances (de mimétisme) mais aussi en changer radicalement de paradigme. Il est parfois possible, mais cela reste toujours un pari e tune prise de risque, de passer de la dispute à la réconciliation radicale, de passer de l’unanime à l’individuel, de passer des alliances délétères à des émulations voire des concurrences entre ceux qui s’allient contre la victime.

La phase de dénouement : l’exclusion se manifeste

Cette phase, naturellement, suit la précédente. Elle poursuit l’œuvre défoulante et se termine en apothéose du phénomène. On a déjà dit que la mise à mort, surtout réelle, ou le sacrifice ne sont pas inéluctables. Lorsqu’il faut s’y résoudre, les conditions de la renaissance ici ou ailleurs doivent être recherchées. Le dénouement du phénomène mérite de s’entendre sur une échelle graduée, du plus juste au plus injuste : la victime est innocentée (on est capable de faire la lumière sur les antagonismes réels d’une part et/ou on accepte voire valorise les signes victimaires dès lors qu’ils ne sont pas dangereux pour le groupe au regard des interdits fondateurs) ; la victime est graciée (réponse néanmoins injuste parce que la victime est toujours innocente aux antagonismes réels) ; la victime est condamnée avec « sursis » et réparation ;  la victime est condamnée, sacrifiée avec renaissance ici ou ailleurs ; la victime est condamnée, sacrifiée sans possibilité de renaître. Il est évidemment dommageable de se contenter de ces aboutissements, surtout s’ils ne sont pas suivis par une profonde remise en question des fonctionnements.

Enfin la phase d’apaisement : la réconciliation et le calme après la tempête

Hagards, repus par la violence exercée individuellement à des fins collectives, les membres du groupe entrent dans une phase de réconciliation momentanée. Ce moment peut être comparé par certains à l’état de grâce que tout vainqueur, tout élu connaît suite à une victoire ou une élection. Cette phase est éphémère. Il convient néanmoins de s’en saisir et de profiter de la liesse unanime, du relâchement des tensions pour introduire des modifications plus ou moins profondes dans l’institution sur la base des enseignements tirés de ce cycle : c’est le 4e niveau de la prévention, prévention de la réitération du phénomène. Il est question alors de repenser la façon dont interdits sont posés et de refonder ou de (ré)instituer des éléments de cadre.

La phase apaisée : tout recommence car rien n’est réglé

La phase d’apaisement débouche sur la phase apaisée, recommençant un cycle. Les téméraires se lanceront à ce moment particulièrement calme dans le dévoilement de l’antagonisme réel, du tabou institutionnel à l’initiative du phénomène, tentant de se débarrasser définitivement du processus. C’est souvent déconseillé tant l’exercice s’avère périlleux et nécessite de maturité de la part des équipes.


[1]Le Bouc émissaire, René Girard, p.61.

[2] Voir CASANOVA R (2010) – L’intégration à rebours, vers une appréhension positive des signes distinctifs, in « travailler avec les élèves en difficulté », cahiers pédagogiques, mars.