Le modèle du bouc émissaire : l’exemple de l’antisémitisme allemand

Le modèle du bouc émissaire : l’exemple de l’antisémitisme allemand, un article de Yves CHEVALIER, dans la revue Germanica, dans son numéro consacré à « Ethnicité et figures phobiques », paru en 1987/2, pages 3-24.

Capture d'écran du site de la revue Germanica

Le plan de l’article :

A – Le modèle du bouc émissaire
1 – Le fonctionnement d’un système
2 – Conditions d’acceptation d’un bouc émissaire donné
3 – Essai de formalisation
B – Le cas de l’antisémitisme allemand
1 – L’Allemagne wilhelmienne : la crise morale
2 – L’Allemagne de Weimar : l’impuissance de la République
3 – L’Allemagne nazie : la perversion des normes dans l’indifférence
Son résumé proposé par la revue : « Si le modèle du bouc émissaire est assez largement refusé comme modèle explicatif de l’antisémitisme, c’est parce qu’il n’a jamais été théorisé. On s’efforcera donc, dans une première partie, de proposer brièvement une analyse de ce mécanisme de régulation des crises sociales, en cherchant à préciser à la fois comment il fonctionne et à quelles conditions – de crédibilité, de visibilité et de vulnérabilité du bouc émissaire – il peut être mis en œuvre. On tentera ensuite de montrer que dans l’Allemagne des XIXe et XXe siècles la situation sociale de larges couches de la population explique pourquoi l’antisémitisme s’est développé. L’antisémitisme nazi n’a fait que pousser à leur paroxysme les potentialités du mécanisme*. »

Le texte commence par ceci : « Par ce titre, on a voulu proposer une lecture de l’antisémitisme allemand, et du nazisme en particulier, à l’aide du « modèle du bouc émissaire ». Gomme une telle démarche va très généralement à l’encontre d’une attitude largement partagée, et pas seulement par les historiens du nazisme1, il a paru nécessaire d’insister plus sur ce « modèle du bouc émissaire », pour en proposer une analyse relativement approfondie, que sur l’antisémitisme allemand, supposé connu. Comme tout effort de théorisation, il s’agit d’élaborer une grille de lecture qui puisse s’appliquer et donc rendre compte des événements historiques ; et comme cet effort de théorisation s’inscrit dans une perspective sociologique, c’est au niveau du fonctionnement des sociétés – et de la stratégie des acteurs qui les composent – qu’on tentera de comprendre la nature de l’antisémitisme. On s’excusera du caractère abstrait du discours : il n’a pas semblé possible d’en faire l’économie. »

Et se termine par ceci : « Ainsi, l’antisémitisme nazi constitue-t-il une application de la stratégie du bouc émissaire sans contrôle et sans contre-pouvoirs, et même faisant fi des intérêts les plus fondamentaux de l’Allemagne. Cette situation est caractérisée par la confusion des « meneurs » et des « autorités », du fait de l’accession des premiers aux centres du pouvoir qui constituent les positions réservées des seconds. Il n’y a plus séparation des élites mais homogénéisation, autour d’une personnalité charismatique qui pervertit les normes du pouvoir43. La stratégie du bouc émissaire est alors à la fois instrumentale et expressive, pouvant passer successivement ou simultanément sur l’un ou l’autre de ces plans. Maniée avec une grande habileté tactique par Hitler et les nazis, elle a pu être occultée lorsqu’elle risquait de s’avérer politiquement négative au moment de la prise de pouvoir. Elle a été mise en œuvre progressivement à la fois parce que les moyens n’avaient pas été arrêtés d’avance et parce que cette tactique permettait de désarmer les éventuelles oppositions ; en même temps, tout était fait, par le canal de la propagande, pour réunir les conditions de son efficacité. Elle a été enfin poursuivie au-delà de toute limite dans le contexte particulier du conflit mondial, parce qu’elle répondait à la vision proprement délirante d’une guerre de races dont Hitler avait fait, dès l’origine, le fondement de son programme. »

Présenté par l'Observatoire du bouc émissaire

Présenté par l’Observatoire du bouc émissaire

On y lit notamment : « Lorsqu’on parle de « bouc émissaire », on pense bien évidemment au rituel du Jour de l’Expiation (Lev. XVI), lorsqu’un bouc, tiré au sort et sur lequel le grand prêtre impose les mains, est emmené « à Azazel », au désert, chargé des péchés de la communauté. Dans ce rituel, il y a mise à mort différée ; mais ce sur quoi il faut insister, c’est d’une part sur l’innocence de la victime sur laquelle s’opère le transfert, et d’autre part sur la purification qui en résulte, simultanément, pour le groupe qui se voit ainsi libéré du passé et introduit dans un futur où de nouveaux rapports peuvent s’instaurer. En un sens, on peut dire qu’on a là les caractéristiques essentielles du bouc émissaire sacrificiel, réparateur, que l’on retrouve dans la tradition chrétienne à travers la figure du serviteur souffrant. Mais cette notion, avec des connotations proches, se retrouve dans d’autres traditions, comme l’a montré J. Frazer. Il s’agit toujours de trouver une solution au problème du mal – soit pour l’écarter, soit pour le réparer – à travers un rituel magique mis en œuvre par la communauté en tant que telle. La désignation puis l’expulsion hors du corps social du porteur du mal permet en même temps, et par contrecoup, la restauration du consensus à l’intérieur du groupe, et donc sa régénération. À la limite, et dans une interprétation cosmique du rituel – comme par exemple J.-C. Muller3 a pu l’observer chez les Rukuba du Nigeria central, dans un rituel appelé kugo –, c’est le Monde qu’il s’agit de « remettre en ordre », de réparer. »

et aussi : « En ce sens, l’idéologie nazie, et l’antisémitisme qui en est le noyau, n’a pas le rôle fonctionnel qu’on lui prête dans l’analyse des régimes totalitaires – celui de leurrer les masses –, mais renvoie au processus du bouc émissaire où tous les acteurs, de manière différenciée certes, sont convaincus à la fois de la réalité du danger qu’exerce, à l’intérieur du corps social, l’individu ou le groupe qui porte les marques stéréotypées du bouc émissaire, et de la possibilité de la régénération du corps social par l’expulsion de cet individu ou de ce groupe. Si ce processus peut être mis en œuvre par une autorité « cynique » qui ne croit pas elle-même en la culpabilité de la victime, ce même processus peut être mis en œuvre – et c’est le cas du nazisme – par des dirigeants convaincus à la fois de la réalité de la culpabilité de la victime et de l’efficacité de l’expulsion. Dans le cas nazi, la stratégie du bouc émissaire, interprétée à l’intérieur d’une vaste vision cosmique, forme moderne de la guerre entre Gog et Magog, où la Race des Seigneurs affronte la race des sous-hommes, a pour fonction, explicite, la régénération de l’humanité, d’une façon analogique à ce qu’exprimaient les participants rukuba au kugo, et a pour fonction implicite un transfert de responsabilité. »

et encore ceci, qui pour nous est fondamental, à savoir le bouc émissaire comme théorie intégratrice d’autres théories : « Ainsi, le modèle du bouc émissaire permet, nous semble-t-il, d’intégrer dans un ensemble plus complexe plusieurs théories partielles. C’est un modèle du comportement de l’acteur : les théories psychologiques et psychanalytiques tirées de l’observation des acteurs permettent d’éclairer le choix-acceptation de ce type de stratégie, à travers les caractéristiques de la personnalité et de l’histoire de chaque acteur. En même temps, le modèle du bouc émissaire fait appel à la notion de modèle culturel (de mémoire) : on peut considérer que les théories idéologiques sont des tentatives d’explication de la formation de ces modèles culturels (de cette mémoire), à travers d’une part l’histoire et d’autre part l’élaboration de l’identité du groupe. De plus, la stratégie du bouc émissaire utilise des représentations codées de la victime : les théories du discours offrent les outils de décryptage nécessaires. Par ailleurs, la désignation d’un bouc émissaire donné s’appuie sur la réalité des clivages qui traversent le système social, et renvoie donc à l’analyse des contacts entre groupes et de la structure de classes. Enfin, la mise en œuvre d’une stratégie de bouc émissaire a une finalité politique, liée soit à la conquête, soit au maintien d’une position de pouvoir, et relève donc d’une analyse du fonctionnement politique du système, groupe ou société. »

 

Le texte complet : ici