Le conspirationnisme. Archéologie et morphologie d’un mythe politique

Un article de Julien GIRY, dans la revue Diogène, paru en 2015, dans le numéro 249-250, des pages 40 à 50.

L’Observatoire du bouc émissaire présente un article de la revue Diogène qui articule conspirationnisme et bouc émissaire à travers un article de Julien Giry

Le texte commence par ceci :

« Qualifier le conspirationnisme de mythe politique nécessite d’abord de rappeler qu’un mythe doit être compris comme « un récit légendaire […] qui exerce aussi une fonction explicative, fournissant un certain nombre de clefs pour la compréhension du présent, constituant une grille à travers laquelle peut sembler s’ordonnancer le chaos déconcertant des faits et des événements […] l’explication (est) d’autant plus convaincante qu’elle se veut totale et d’une exemplaire clarté ; tous les faits, quel que soit l’ordre dont ils relèvent se trouvent ramenés, par une logique apparemment inflexible, à une même et unique causalité à la fois élémentaire et toute-puissante » (Girardet 1986 : 13-14, 54-55). De cette définition, il ressort qu’un mythe politique est un métarécit hégémonique et explicatif faisant sens dans un imaginaire collectif déterminé.  »

Et se termine par ceci :

« La dernière caractéristique des mythes conspirationnistes modernes est un processus d’hybridation et de créolisation (Giry 2014 : 22). Alors que le xviii e siècle était celui des complots franc-maçon ou jésuite, les xx e et xxi e siècles sont, dans la droite ligne du mouvement débuté au xix e par l’avènement du mythe judéo-maçonnique, ceux du mégacomplot, c’est-à-dire d’un complot unique, universel dans le temps et dans l’espace. En effet, et surtout depuis la seconde moitié du xx e siècle, les innombrables théories du complot se confondent dans un gigantesque maelström où les ennemis officiels ne sont en fait que les deux facettes d’une même domination, où les gouvernements asservissent leurs populations, où les organisations internationales et les sociétés secrètes ou discrètes participent à l’imposition d’un Nouvel Ordre Mondial, où, en dernière analyse, le pouvoir est concentré tout en haut de la pyramide par un tout petit nombre d’individus inconnus. Jésuites, Illuminati, francs-maçons, communistes, Juifs ou extraterrestres, les boucs émissaires semblent à l’heure actuelle s’agréger dans un ensemble confus de théories enchevêtrées, amphigouriques et même contradictoires. Il s’agit là de ce que nous proposons d’appeler une théorie attrape-tout du complot (Giry 2014 : 294), où chacun est à même de trouver, voire de fédérer des éléments confortant ses propres croyances. Ainsi, le dernier avatar du mythe jésuite consiste à associer la Compagnie de Jésus aux entités extraterrestres de type reptilien dans les thèses ufologiques qui « reproduisent souvent les préjugés du nativisme américain du xix e siècle en concentrant leurs attaques contre trois groupes » (Barkun 2013 : 126) : les catholiques, les francs-maçons et les Juifs. De même, pour Nesta Webster (1921, 1924), le plan des Illuminati s’inscrit dans une longue tradition faisant remonter le dessein conspirationniste à l’origine du monde moderne, depuis la Kabbale juive et la secte des Assassins jusqu’aux Templiers et aux francs-maçons, en passant par les Rose-Croix et les bolcheviques ; autant d’éléments qui composeraient selon elle les racines du « véritable péril juif » contemporain. En somme, au xxi e siècle, ce processus d’hybridation paraît être arrivé à un stade où il est impossible de distinguer une théorie du complot purement antisémite d’une théorie du complot strictement antimaçonnique. L’heure n’est plus aux théories du complot mais au conspirationnisme. Seuls les agents au service du mégacomplot sont susceptibles d’être nommés : le sionisme, l’oligarchie britannique, les reptiliens, les francs-maçons, les Rothschild, les Rockefeller, les Bush, l’onu, Wall Street, la Commission trilatérale, le club Bohemian Grove ou bien encore les Skull & Bones. Il s’agit d’une liste de noms et d’institutions que le public connaît bien, que l’essor d’Internet et le regain d’intérêt pour les thèses conspirationnistes, après le 11 septembre 2001 ou les attentats de Boston en 2013 et de Paris en 2015, n’ont pas fini d’étoffer.

Concernant le bouc émissaire, l’auteur parle de : La désignation non aléatoire des boucs émissaires

« Pour agir, ces mythes doivent en premier lieu désigner des boucs émissaires. Ceux-ci n’existent que par la volonté d’autrui : des leaders conspirationnistes tels Lyndon LaRouche, Alex Jones ou Alain Soral, c’est-à-dire des entrepreneurs politiques du complot global, des acteurs collectifs comme le 9/11 Truth Movement ou le Réseau Voltaire, ou bien encore de simples « citoyens enquêteurs » (Olmsted 2011). »

L’auteur poursuit :

 » Ces boucs émissaires sont à la fois victimes et responsables. Responsables, les boucs émissaires le sont dans la mesure où ils sont accusés d’être à l’origine de tous les maux, de toutes les crises ou catastrophes qui touchent la société. Victimes, car ils deviennent l’objet de persécutions en répression de leurs fautes jugées inexpiables, sauf à admettre leur élimination totale. »

Plus loin :

« La détermination des boucs émissaires ne résulte pas d’un choix à l’aveugle. Il répond à un processus de sélection victimaire non aléatoire. Il apparaît en première constatation que les boucs émissaires appartiennent toujours à un groupe minoritaire ou marginal par rapport à une société ou à une culture donnée, mais qui serait « assez puissant pour imposer délibérément dans l’opinion une version qui […] ne serait qu’une version officielle des événements » (Viltard 2003 : 89) »

Et encore :

« Les boucs émissaires sont donc à la fois des outsiders (Becker 1985 : 25) et des aliens (Giry 2014 : 175). Outsiders dans la mesure où les boucs émissaires sont désignés comme étrangers à un groupe social déterminé – une nation par exemple –, à ses valeurs et à ses normes. Popularisé par le film éponyme (R. Scott, 1979) mettant en scène l’allégorie d’une invasion et d’une menace étrangère qui épouse à merveille les formes du mythe du complot reptilien (Icke 1999, 2007), l’alien comporte nécessairement une dimension morale négative, un préjugé de méfiance qui se veut l’expression d’un sentiment nativiste. L’alien, au sens anglo-saxon du terme, est un être subversif pour la société et les valeurs établies ; il incarne le spectre de la déstabilisation de l’ordre culturel, économique, moral, social et politique. »

Plus loin :

« Le deuxième trait qui caractérise les mythes conspirationnistes est l’appétence insatiable des boucs émissaires pour le pouvoir politique, moral et économique. Les Juifs ou les francs-maçons suscitent à la fois la crainte et la fascination dans leur désir prétendu de conquérir le pouvoir à une échelle globale. À ce titre, les Templiers et la Société de Jésus apparaissent comme les premiers groupes organisés accusés de mener un mégacomplot planétaire. »

Pour le texte complet :

  • sur Cairn : ici
  • sur Hal : ici
Un texte que nous recommandons pour l’application du mécanisme du bouc émissaire à une catégorie spécifique, ici les conspirationnistes.