Bouc émissaire et Pharmakos

Le pharmakos, un bouc émissaire ? Et si c’était l’inverse ? !

Le bouc émissaire est un pharmakos !

Ainsi, alors que classiquement il est avancé la proposition inverse, nous pourrions soutenir ici que le bouc émissaire est un pharmakos, à la fois remède et poison.

Le bouc émissaire, nous connaissons bien : « Aaron appuiera ses deux mains sur la tête du bouc vivant ; confessera, dans cette posture, toutes les iniquités des enfants d’Israël, toutes leurs offenses et tous leurs péchés, et, les ayant ainsi fait passer sur la tête du bouc, l’enverra, sous la conduite d’un exprès, dans le désert // Et le bouc emportera sur lui toutes leurs iniquités dans une contrée solitaire, et on lâchera le bouc dans ce désert. » (Lévitique, 16, 21-22)

Le pharmakos, nous connaissons bien également : Le pharmakos est celui « qu’on immole en expiation des fautes d’un autre » (selon la traduction du grec ancien : φαρμακός)

« Mais le personnage s’apparente aussi au rituel athénien du «pharmakos». Lors des fêtes des Thargélies, au printemps, fêtes du renouveau, de la fécondité, on prenait deux hommes de basse condition, considérés comme le rebut de la société, qui étaient déguisés, promenés et molestés dans la ville puis chassés : par ce rite, la cité était lavée de la souillure liée à d’anciens crimes. Le lendemain, la cité fêtait la fécondité de la terre, des rameaux d’olivier, des gâteaux, des fruits étaient promenés par les jeunes gens dans la ville. » (le texte ici)

On trouvera également ici, sur le blog de Noëlle Combet, de précieuses indications ; on y trouve notamment une articulation entre la pensée de Jacques Derrida (la pharmacie de Platon), celle de Bernard Stiegler (la pharmacologie du front national) et celle de Platon (Phèdre). Noëlle Combet écrit : « Dans le dialogue de Platon, les deux athéniens Socrate et Phèdre posent la question du « bien parler » et du « bien écrire ». Lorsque Socrate interpelle Phèdre, «  Mon ami, où vas-tu donc ? D’où viens-tu ? », ce dernier vient de quitter le cours de rhétorique donné par le sophiste Lysias. Il tient sous son manteau un discours de Lysias sur le thème de l’amour. Socrate se montre impatient de l’entendre et entraîne Phèdre dans le lit de l’Illissos pour y marcher les pieds dans l’eau. Ils s’assoient ensuite à l’ombre d’un platane qui les protège de la chaleur estivale à l’heure de midi. Phèdre apprécie le lieu, disant qu’il doit être agréable pour les jeunes filles de s’y divertir  Socrate répond qu’en effet, la jeune Pharmacée fille du roi Mégassarès, est venue se reposer là. Pharmacée, évoquée avant la lecture du discours, se trouve dans un voisinage étymologique avec le mot pharmakon. L’annonce du discours sur le thème de l’amour en ce lieu bucolique, suggère plus encore le lien entre l’écriture et le pharmakon, quand Socrate attribue au rouleau de papyrus que tient Lysias, le qualificatif de drogue (pharmakon) dont il a faim, ce qui le conduit à s’écarter, avec Phèdre, de la cité, pour une écoute tranquille. Phèdre ayant résumé le discours de Lysias, Socrate n’en apprécie que la forme car il s’agit, selon lui, d’un morceau de rhétorique, en tant que tel vide d’un authentique contenu. Phèdre lui demande alors de parler à son tour de l’amour. S’ensuivent  les deux discours de Socrate. Pris par une sorte de « honte », Socrate s’encapuchonne la tête.  Dès son premier discours évoquant l’amour. Il s’interrompt car son daimon se manifeste soudain pour souligner la sécheresse de ses premiers propos : « le signal divin, celui dont j’ai l’habitude, s’est manifesté en moi » : il aurait commis une faute d’impiété à l’égard d’Eros dont le discours de Lysias, comme ce qu’il vient, à son tour, d’énoncer, sous estimerait le pouvoir, ne disant, sur un ton solennel, rien de vrai. Lui-même vient de commettre  cette faute dans sa première tentative. Son daimon l’ayant alerté, il improvise un deuxième discours et en revient, comme dans « Le Banquet » à la nécessité de la transe érotique pour accéder au beau et à la connaissance. Ce sont des aèdes et des prêtresses qui ouvrent cet accès. Leur art de la divination serait en même temps un art de la folie, qui, dit Socrate, doit l’emporter sur le bon sens pour donner accès à la connaissance. Il évoque alors la possession de l’âme par les Muses, inspiratrices d’odes et poésies. L’âme ailée, dit-il, chemine dans les hauteurs et  perd ses ailes quand elle s’incarne dans un corps mortel. Cette âme, devenue mortelle, peut être  représentée par un attelage : deux chevaux, l’un représentant le bien et le beau, l’autre le contraire et un cocher qui tente, bon an mal an, de stabiliser l’ensemble alors qu’un cheval tire à hue et l’autre à dia. Une  nouvelle image du pharmakon s’esquisse là, renvoyant aux deux serpents antagonistes du caducée »

Elle poursuit : « Phèdre, convaincu par ce second discours, suggère alors que les sophistes, écrivant,  comme Lysias, des discours superficiels, devraient en ressentir de la honte. Ils personnifieraient en quelque sorte l’écriture comme mauvais cheval ; il s’agit de l’aspect toxique du pharmakon. Il semble là qu’une supériorité soit accordée à la parole (improvisation de Socrate) sur l’écriture (discours de Lysias). L’une élèverait l’âme ( qui se souvient de ses ailes) ; l’autre la rabaisserait (ailes perdues). Une réserve apparaît pourtant plus loin quand sont associés parler et écrire, l’importance, dans les deux cas, étant de le faire « bien », or l’écriture, en tant que rhétorique,  celle des sophistes, est, selon Socrate, néfaste, dans la mesure où elle ne veut qu’influencer, voire duper quelqu’un. »

Alors le bouc émissaire, comme le pharmakos, est à la fois remède et poison :

Remède parce qu’il préserve le groupe de l’explosion ;

Poison parce que la réconciliation est partielle, imparfaite et momentanée et que les problématiques de fond – autrement dit les tabous- sont confortés. Ainsi, il ne règle rien sur le fond ; il ne fait que surseoir aux difficultés authentiques du groupe.

René Girard écrit à cet égard : « Il ne faut pas non plus s’étonner si le mot pharmakon, en grec classique, signifie à la fois le poison et son antidote, le mal et le remède, et, finalement, toute substance capable d’exercer une action très favorable ou très défavorable, suivant les cas, les circonstances, les doses employées » (La violence et le sacré, p.144).

C’est la raison pour laquelle, en ce qui concerne l’Observatoire du bouc émissaire, nous pouvons faire du pharmakon, un analyseur institutionnel.

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Le bouc émissaire est-il un pharmakos ? Le pharmakos, est-il un bouc émissaire ?

D’ailleurs, ne nous est-il pas proposé ? :  » Si l’on insiste un peu, ces auteurs admettront qu’« il existe deux types de représentations de boucs émissaires, le premier se rapporte à la mort et le deuxième à l’expulsion. Ce sont tout simplement d’autres méthodes de déplacement de culpabilité que les rédacteurs du texte ou peut-être les organisateurs du rite ont combiné dans le but de concilier les changements au sein des traditions qui accomplissent ce déplacement de culpabilité ». Cela a pour résultat que le bouc émissaire est assimilé au pharmakos grec, l’individu qui, ayant été mis à l’écart délibérément, est battu et expulsé de la cité en temps de troubles. Chez le pharmakos, il n’y a pas de dualité, et aucune dimension dramatique concernant le choix entre qui va mourir et qui va vivre.

Il est vrai, mais hors de propos ici, que dans certains rituels pharmakos il y a deux victimes ; mais elles jouent toutes les deux le même rôle et subissent toutes les deux le même sort. Il en existe deux pour une seule raison : un expie les péchés de l’homme tandis que l’autre expie les péchés de la femme (voir Frazer, The Scapegoat, p. 253).  » Hyam MACCOBY, 2002.